Premiers vols à Ottawa
L’historique de chaque ville du monde reconnaît le jour où est arrivé en soufflant le premier train à vapeur, où l’électricité a éclairé pour la première fois l’une de ses rues, où une automobile est apparue en effrayant le bétail. Peu après, un premier appareil plus lourd que l’air chancelant prend son envolée et franchit la dernière frontière, celle du le ciel. Il y a déjà un siècle, les premières décennies de l’histoire de l’aviation tirent à leur fin. La plupart des événements et des jalons importants de ces premières et dangereuses années se sont produits sur des terrains d’atterrissage sommaires situés à la périphérie des villes du monde entier, mais le plus souvent en Amérique du Nord et en Europe. Au cours des cent dernières années, les agglomérations regroupent depuis déjà longtemps des pâturages maintenant pavés. Aujourd’hui, il est rare de trouver un terrain d’atterrissage encore intact.
Le Bytown and Prescott Railway, le premier service ferroviaire à Bytown a été inauguré en 1854. En 1855, Bytown change de nom pour devenir Ottawa et devient la première ville au monde à éclairer toutes ses rues à l’électricité. Le 11 septembre 1899, l’industriel Thomas Ahearn prend le volant de la première automobile de la ville, à propulsion électrique en plus, dans les rues d’Ottawa encrassées par le fumier de cheval. Enfin, d’intérêt pour les passionnés de l’histoire de l’aviation comme nous, le premier avion plus lourd que l’air et motorisé, un imposant engin rouge et jaune appelé « Red Devil » ou diable rouge, a décollé en 1911 d’un pâturage cahoteux situé sur les rives de la rivière Rideau. On l’appelait à l’époque « Slattery’s Field », portant le nom d’une famille aisée d’agriculteurs irlandais qui y faisait paître ses moutons et autres animaux d’élevage. « Slattery’s Field » n’a rien à voir avec Roosevelt Field, Floyd Bennett Field ou Boeing Field, mais il a été baptisé ainsi parce qu’il s’agissait, eh bien tout simplement, d’un terrain avec des vaches, et des moutons. Le deuxième épisode nous fera revivre ce fameux premier vol.
Cette histoire ne suscitera peut-être pas l’intérêt des gens qui vivent dans des pays lointains, mais pour mes collègues, et ceux passionnés d’aviation comme moi et mes amis du quartier, c’est une histoire qui vaut la peine d’être racontée. Cent dix ans se sont écoulés depuis le premier vol à moteur à Ottawa et il est temps de boucler cet historique du mieux que je peux.
L’histoire des machines volantes d’Ottawa remonte bien avant le décollage tant attendu de « Slattery’s Field » C’est en 1858 qu’on a pris le premier envol, pas en avion, mais plutôt en ballon gonflé au gaz.
1858 - Le premier aéronaute de la ville
Avant même que le Canada ne devienne un pays, les habitants d’Ottawa accueillaient des aventuriers de l’aéronautique. Le premier homme à s’élever dans le ciel d’Ottawa est un Américain du nom de Thaddeus Sobieski Constantine Lowe, ou « Professeur Lowe » comme il aimait se faire appeler. Nous verrons bientôt que les aéronautes des premières années de cette « science » aimaient se faire appeler « Professeur », pour peut-être se revêtir du sérieux de la recherche scientifique pour faire contrepoids à l’atmosphère de cirque qui entourait ces événements. Selon Robert McNamara de ThoughtCo.com,
« Dans les années 1850, alors que Lowe était dans sa vingtaine, il devint un conférencier itinérant et se faisant appeler Professeur Lowe. Il parle de chimie et d’aérostats et commence à construire des ballons et à organiser des démonstrations de leur ascension. Devenu une sorte de célébrité, Lowe s’envolait régulièrement avec des clients payants ».
En tant que forain, Lowe acquiert en 1858 son premier ballon, dans ce cas un ballon d’occasion, et se dirige vers Ottawa. C’est là, dans le cadre des célébrations de la fête de la Reine Victoria, qu’il a l’intention d’effectuer la première ascension en ballon (et probablement la sienne aussi) qu’ait connu la ville. Cependant, lors de ses présentations à Ottawa, il porte un autre nom très curieux : Monsieur Carlincourt, le grand magicien européen. Il semble que les aéronautes et les premiers aviateurs se donnaient volontiers des pseudonymes exotiques, des noms d’artiste ou même des faux noms.
Comme je n’avais pas accès aux journaux d’Ottawa de l’année 1858, j’ai cherché dans les journaux de Montréal des renseignements sur sa tentative d’ascension pour la fête de la Reine Victoria, et j’ai d’abord trouvé ce petit article dans la Gazette de la mi-mai 1858.
« Nous croyons savoir qu’une importante levée de fonds a été réalisée dans le but de célébrer, comme il se doit, l’anniversaire de Sa Majesté [la reine Victoria] dans cette ville. Il est prévu d’organiser une grande ascension en ballon, et nous sommes informés que Monsieur Carlincourt s’est rendu à New York pour prendre les dispositions nécessaires, etc. »
Deux semaines après cette note publiée dans la Gazette de Montréal, il y a eu un suivi sur les festivités prévues pour de la fête de Victoria à Ottawa le 28 mai 1858.
La grande ascension en ballon avait été annoncée pour 15 heures à partir de la cour à bois d’Aumont et Turgeon, dans la basse-ville. Les portes s’ouvriraient à 13 heures et le prix d’entrée était fixé à 25 cents par personne. Cependant, la foule impatiente demeure bloquée à l’extérieur jusqu’à 15 heures. Tout à coup, la grande porte s’ouvre finalement et la foule s’est précipitée à l’intérieur, sans se faire prier ni payer. Là, sur une grande scène, le Grand Aéronaute, M. Carlincourt, se tenait debout et faisait signe de l’écouter. Il déclara alors, de la manière la plus fade et la plus élégante qui soit, que «le ballon ne s’est pas envolé faute d’un volume suffisant de gaz pour le remplir ». Un orchestre américain qui l’accompagnait se produit et a joué pendant un moment, après quoi Carlingcourt a annoncé qu’il conduirait le ballon à l’usine à gaz pour tenter de le remplir là-bas. En conséquence, la scène s’est déplacée au milieu de la rue Rideau [la principale artère est-ouest à l’époque - ndlr], où le robinet de gaz fut ouvert et le gonflage commença. Les militaires tenaient les gens à l’écart et les orchestres jouaient à tour de rôle. Le gonflage semblait prendre un temps fou, mais enfin, au bout de trois heures, le grand sac se dressa aussi haut qu’une maison de deux étages. Tous se tenaient sur la pointe des pieds en anticipation lorsque, tout d’un coup, par une malheureuse bourrasque, le ballon fut projeté sur un lampadaire et se déchira en lambeaux. Tout était perdu.
Le pauvre Carlincourt avait fort à faire pour éviter qu’il soit attaqué par la foule avec son ballon. Un bon nombre de gens juraient qu’il s’agissait d’une farce yankee. Le ballon lui-même semblait à bout de souffle: il était rapiécé à plusieurs endroits et l’odeur qui l’entourait indiquait qu’il y avait une fuite de gaz quelque part. Certains disent que l’aéronaute a l’intention de monter dans un nouveau ballon dans une semaine. D’autres disent qu’il a coupé les ponts ce matin et qu’;on ne le reverra plus ici. Cette dernière éventualité est la plus probable.
Le même individu avait annoncé qu’un grand spectacle aurait lieu au théâtre, mais personne ne savait de quoi il s’agissait. Cependant, le théâtre resta fermé toute la soirée. Le magicien était probablement si épuisé par son ascension aérienne qu’;il n’avait pas l’énergie d’ntéresser son public.
Malgré son échec à Ottawa en mai, le professeur Lowe (ou Monsieur Carlincourt ou Thaddeus Lowe ou autre nom) revient en ville quelques semaines plus tard avec un nouveau ballon et réalise, le 17 juin, la première ascension aérienne réussie à Ottawa. Le ballon s’est élevé depuis Major’s Hill, en face de l’actuelle ambassade américaine. Lowe est le premier être humain à voir Ottawa depuis les airs. Il s’installe à Ottawa et, le 1er septembre, effectue une nouvelle ascension, apparemment en l’honneur de la pose du premier câble télégraphique transatlantique.
Lowe devient rapidement l’un des plus ardents défenseurs de la montgolfière, en particulier en tant que moyen de reconnaissance à des fins militaires. Après avoir failli être arrêté pour espionnage lors d’un voyage en 1860 au-dessus de ce qui allait devenir le territoire confédéré, il a fait part de ses idées sur l’utilité des engins volants à’armée américaine. Le 26 juin 1861, l corps des ingénieurs topographes de l’armée américaine adopte l’utilisation du ballon pour le besoins de l’armée. Par conséquent, Lowe reçoit le titre d’aéronaute, commandant du département des ballons de l’armée du Potomac. Il organise et forme le corps aéronautique du Balloon Corps of the Army of the Potomac, qui devient une branche officielle militaire le 22 décembre 1861. Bien que le Balloon Corps n’ait pas duré plus longtemps que la guerre et qu’une grande partie des renseignements qu’il avait recueillie ait été gaspillée, Thaddeus est en fait le premier aviateur militaire de l’histoire américaine.
Le plus grand rêve de Lowe était de traverser l'océan Atlantique en montgolfière, de l'Amérique à la Grande-Bretagne, un exploit qu'il ne parviendra jamais à réaliser. Il faudra attendre plus de 100 ans pour que la technologie des ballons et les prévisions météorologiques soient suffisamment performantes pour réaliser cet exploit. En 1978, 120 ans après le premier vol en ballon du professeur Lowe, trois hommes à bord d'un ballon gonflé à l’hélium appelé « Double Eagle II » ont finalement réussi la traversée.
Au cours des années suivantes, The Ottawa Citizen publia de nombreux articles sur les ballons militaires du professeur Lowe mis au service de l'armée de l'Union, en dépit du fait qu’il ait eu peu d'activité aéronautique dans la région. En juillet 1868, le journal mentionne simplement l'ascension d'un ballon lors d'un grand pique-nique estival à Hull [aujourd'hui Gatineau], mais ne fournit aucun détail.
En août 1875, The Ottawa Citizen rapporte qu'une ascension en ballon a eu lieu dans le cadre d'un spectacle itinérant appelé Forepaugh's Gigantic Circus and Menagerie. Mais ce type d'ascension relevait plus du numéro de haute voltige qu’un événement aéronautique, comme l'indique ici le reportage :
« Une foule enthousiaste a assisté à l'ascension du ballon dans l'après-midi. Le ballon était gonflé à l'air chaud et a atteint une altitude de plus d’une centaine de mètres. Il n'y avait pas de nacelle, l'aéronaute audacieux s'étant contenté de risquer sa vie sur un trapèze. Lorsqu’il a atteint l’altitude voulue, il a réalisé des exploits dangereux sur le trapèze, notamment en se suspendant par ses orteils et en se balançant autour de la barre. Le ballon s'est éloigné en direction du nord-est et l'aéronaute atterrit sur la rive de la rivière Rideau, en face de la résidence de M. Satchell. »
1877, un malfaiteur tire sur le professeur Grimley
Le professeur Charles H. Grimley, qui se dit un « professeur » d'aérostation dans son engin rempli de « fumée » appelé « The City of Worcester », est engagé pour fournir un divertissement palpitant à l'Exposition du Canada central (ECC) en 1877. L’ECC est un événement annuel qui se tient au parc Lansdowne à Ottawa et qui sert de vitrine à l'économie, l'agriculture, la culture et l'industrie de l'est de l'Ontario. Il avait déjà tenté une ascension à Ottawa en juillet qui lui remporta en quelque sorte le statut de célébrité à Ottawa. Grimley s'est envolé du parc Lansdowne à 17h30 le soir du 12 septembre, et s'est dirigé vers le nord-est pour atterrir une heure plus tard près de Cumberland, en Ontario. Cependant, les dernières minutes de son vol ne se déroulent pas sans incident et le rapport du Ottawa Citizen en dit long sur le manque de familiarité des gens ordinaires avec la montgolfière :
« Environ cinq minutes avant l'atterrissage, à environ 150 mètres du sol, un voyou a tiré sur le ballon avec un fusil, dont la balle passe entre la nacelle et le ballon à environ à moins qu’un mètre au-dessus de la tête de M. Grimley. Il cria à l’individu de s'arrêter et le tir cessa. Lorsqu'il jeta l'ancre, une quarantaine d'hommes s'étaient rassemblés à environ 200 mètres, craignant de s'approcher du ballon. Il les pria de s’approcher à plusieurs reprises en leur rassurant qu'il n'y avait aucun danger, mais ils doutèrent de sa parole et refusèrent de se rapprocher. Finalement, après de longues discussions, un certain John Lerian prend son courage à deux mains et se porte au secours du professeur. Lorsque les fermiers apprirent que l'on avait tiré sur le ballon, ils exprimèrent une grande indignation et l'on rechercha le coupable, mais sans succès ».
1878, une ascension pour célébrer la fête du Dominion
Le jour de la fête du Dominion, en 1878 [aujourd'hui appelée fête du Canada], le professeur Grimley est de retour à Ottawa avec son ballon. Les services de Grimley, un Américain, avaient été retenus pour effectuer une ascension dans le cadre d'un programme d'événements spectaculaires à Ottawa. Ces évènements comprenaient des équilibristes sur la corde raide [dont le « Professor » Jenkins], une course à pied de 400 mètres pour amateurs, un défilé du service des incendies, une salve de 21 coups de canon de la Batterie de campagne d'Ottawa, des épreuves d'athlétisme sur le terrain d'exercice du Manège militaire de la place Cartier, un match de baseball entre les équipes sportives de Kemptville et le Dauntless d'Ottawa pour un prix de 75 dollars et, bien sûr, un spectacle de feu d'artifice. Grimley lâche les amarres dans l'après-midi, emmenant avec lui un passager du nom de George Fox, et le ballon « s'envola splendidement, salué par les acclamations de la foule rassemblée ».
Quelques jours après son ascension réussie au-dessus d'Ottawa, l'Ottawa Citizen annonce qu’on a retenu ses services pour une autre ascension par la St. George's Society, la succursale locale d'une société patriotique anglaise créée pour encourager l'intérêt pour le style de vie anglais. Le vol en ballon est prévu pour le pique-nique annuel de la société, le 27 août. Grimley revient à Ottawa deux semaines avant le pique-nique, avec un ballon tout neuf. Il se met à pied d’œuvre pour y apposer le nom de CITY OF OTTAWA et à le préparer pour le vol. Pour ce faire, le ballon est amené à la place Cartier où il est rempli à partir d’un robinet de la compagnie de gaz. Une fois gonflé, il est remorqué jusqu’au parc Lansdowne [à une distance de trois kilomètres] « en passant par le canal ». Je ne sais pas si cela signifie qu'il a été remorqué le long de la piste qui longe le canal ou placé sur une barge et remorqué le long de la voie d'eau]. Quoi qu'il en soit, Grimley arrive « reçu par les acclamations de l'immense foule... ».
Après une série d'ascensions attachées au sol, avec des dignitaires [dont le chanceux M. George Fox encore une fois], Grimley et un membre de l'équipe du Ottawa Citizen, M. W. Gibbens, dont le compte rendu du voyage a failli faire la une du Citizen le lendemain, s'élèvent de Lansdowne portés par les hourras de la foule et se dirigent lentement vers l'est. Gibbens, dans son rapport, écrit avec exubérance :
« La traversée des nuages était peut-être l'aspect le plus frappant de l'ascension, mais la vue imprenable qui s'offrait à notre regard lorsque nous en sortions, avec les rayons éblouissants du soleil jouant sur la blancheur de la neige et la forme montagneuse de l'immense masse de vapeur, était l'un des spectacles les plus magnifiques dont votre correspondant n’ait jamais été témoin. »
À 17 h 55, Gibbens lâche un pigeon. Ils sont à 5 kilomètres de Lansdowne Park et à 2000 mètres d'altitude. La note portée par le pigeon voyageur se lit en partie comme suit :
« J'ai entendu deux gros coups de tonnerre peu après avoir quitté le terrain [Lansdowne], mais le professeur dit que tout va bien et que nous allons continuer. Des feux de brousse brûlent dans différents secteurs. La brume empêche les observations minutieuses. Gibbens. »
Le vol qui, pendant une grande partie de son parcours, avait été si sublime, faillit bien se terminer par un désastre lorsque, dans la lumière défaillante, ils dérivèrent vers la vaste et inextricable tourbière à l'est d'Ottawa connue sous le nom de Mer Bleue. Désireux de ne pas s'enfoncer dans une tourbière à des kilomètres de tout secours, ils choisirent de descendre immédiatement vers une clairière qui, à 1 kilomètre de distance, semblait ouverte et sèche. En s'approchant de l'endroit, ils se rendent compte qu'il s'agit en fait d'une zone marécageuse et dangereuse. La descente finale étant enclenchée, ils s'accrochent tous deux à une branche au passage :
« Il ne restait plus qu'à atterrir dans les arbres, et en descendant à quelques mètres des branches les plus hautes, nous nous sommes accrochés à un vieil arbre mort qui se distinguait des autres par sa hauteur de près de 18 mètres. Nous nous y sommes accrochés pendant quelques minutes, le ballon restant parfaitement immobile au-dessus de nous, dans le calme plat qui régnait. »
Le professeur et Gibbens ont été secourus à la nuit tombée par des habitants et conduits hors de la perfide Mer Bleue, où ils ont eu droit à un « bon dîner substantiel, que nous avons dévoré avec l'appétit d'un bucheron ». Ils ont été ramenés en ville après le dîner et ont prévu de récupérer le ballon au cours des jours suivants. Le pigeon lâché pendant le vol arriva le lendemain matin.
Les ascensions en ballon, comme on les appelle communément, sont devenues un événement incontournable des fêtes et des foires civiques dans tout le pays et dans la région. Le succès de Grimley à Ottawa l'amènera à revenir à l'Exposition en 1880 et une « Miss Carlotta » fera l'ascension de la Fête du Dominion de 1883, remplissant son ballon à la place Cartier en déclarant que le produit de l'usine à gaz de la ville d'Ottawa est « le meilleur qu'elle n'ait jamais utilisé ». Le ballon, comme celui de Grimley, fut transporté par barge jusqu'au parc Lansdowne et, de l'avis général, « il a été très difficile de l'y amener... ». Le ballon s'éleva jusqu'à une hauteur de 3 kilomètres en dérive vers le sud-est. Elle finit par atterrir dans un bosquet d'arbres près de Carlsbad Springs [alors connu sous le nom de Eastman Springs - ndlr] où son ballon fut déchiqueté et rendu inutilisable. Elle revint en train. Pour autant que je sache, Mlle Carlotta est la première femme à voler en solo dans le ciel d'Ottawa.
En 1885, un couple d'aéronautes fait son apparition à l'exposition de septembre : le professeur et Madame Lowanda. Ils effectuent ensemble plusieurs ascensions en ballon pendant l'exposition et « larguent des quantités abondantes de cartes et de fiches contenant des publicités de certaines des entreprises représentées à l'exposition ». Outre ses compétences aéronautiques, le professeur Lowanda était également magicien, ventriloque et spécialiste marketing de nouveau produits alors que Madame Lowanda était devineresse. Les deux sont issus d'une famille d'artistes de cirque. Le samedi 27 septembre, Madame Lowanda, surnommée la « Reine des airs », a effectué son premier vol en solo au-dessus d'Ottawa, s'envolant vers le nord-est et atterrissant près de Templeton, au Québec, de l'autre côté de la rivière, dans le quartier actuel de Beacon Hill.
1888 — Cauchemar sur la rue Bank
En 1888, les organisateurs de l'Exposition du Canada central font venir un autre aérostier et son ballon – « la plus grande merveille en plein air dont le monde n’ait jamais été témoin » se vante le ECC. L'aérostier, le professeur C. W. Williams, doit s'élever dans son ballon à une hauteur d'un kilomètre et demi, puis sauter en parachute devant la foule. Malheureusement, le 27 septembre, l'un des jeunes volontaires qui tenaient fermement les cordes de la jupe du ballon au sol jusqu'au moment du lancement ne lâcha pas prise lorsque le ballon s’est élevé devant la tribune. Bien que Williams ait imploré Thomas Wensley, 21 ans, de lâcher prise au début de l'ascension, il est resté accroché jusqu'à ce que, à bout de ses forces, il a fait une chute mortelle, tombant dans une arrière-cour de Glebe, près de l'emplacement actuel de l'école publique Mutchmor. Comme le rapporte le Cincinnati Enquirer, « il est tombé comme une fusée, exécutant une série de sauts périlleux dans les airs. Il s'est écrasé dans un champ à une cinquantaine de mètres du terrain d’exposition et, à l'exception de son visage, a été terriblement mutilé». Williams est éventuellement descendu en parachute et a perçu sa prestation de 700 $.
La manchette du lendemain:
HORRIBLE TRAGEDY
A Human Being Drops from the Clouds in Mid-Air
DES MILLIERS DE PERSONNES TÉMOIGNENT DE CETTE TRAGÉDIE
Il s'agit du premier décès lié au transport aérien au Canada. Thomas Wensley est enterré au cimetière Beechwood. Malgré les horreurs qui se sont produites ce jour-là, les organisateurs du ECC n’hésitent pas à profiter de cette grande foule. Des numéros de cirque mettant en scène des exploits aéronautiques, une nouvelle « technologie » promettant des conséquences désastreuses et des aéronautes casse-cou se faisant appeler « professeurs » attiraient les foules du monde entier.
1904 - Le professeur et madame aérostier
En 1904, l'Exposition du Canada central présente, dans le cadre du spectacle quotidien principal de la tribune, un numéro d'aérostiers-parachutistes mari et femme : le professeur Edmund Rayne Hutchison et son épouse d'Elmira, dans l'État de New York. Ils ont effectué toutes leurs ascensions en toute sécurité dans une montgolfière, puis ont sauté en parachute de la nacelle, laissant la montgolfière se refroidir et redescendre d'elle-même. L’Ottawa Journal a rapporté :
« Le professeur Hutcheson [sic] et Mme Hutcheson ont réalisé l'une des meilleures démonstrations d'une double ascension en ballon suivi d'un largage en parachute hier après-midi. La dame a parachuté la première, tandis que le professeur s'est accroché au ballon jusqu'à ce qu'il soit presque hors de vue. Les milliers de personnes qui le regardaient craignaient qu’il y eût un pépin avec l'attirail complexe et que le professeur n'allait peut-être jamais redescendre. Mais finalement, on vit son parachute effectuer une chute des plus gracieuses et le professeur retomba lentement sur le sol à plusieurs kilomètres de la ville. Un autre incident a intrigué les spectateurs au cours de l'ascension. À plusieurs centaines de pieds de la terre, la dame et le monsieur s’occupaient à distribuer quelque chose qui atterrit sur le terrain de l'exposition. Il s'agissait des célèbres coupons en forme de raquette de neige que la société Bob's Plug Tobacco Company offre à tous les clients de cette splendide marque de tabac ».
De toute évidence, le professeur Hutchison brasse ce jour-là une affaire connexe pour Bob's Plug Tobacco et l’Ottawa Journal s'est empressé de soutenir l'exposant de tabac :
Exposition de tabac à chiquer Bob's Plug
Aucun kiosque n'attire autant l'attention que celui du tabac à chiquer Bob's Plug, qui est entouré toute la journée d'une foule de gens impatients de témoigner des avantages de ce célèbre tabac à chiquer et d'apprendre comment se procurer de précieuses primes grâce au retour de la promotion de couponnage mettant en vedette les célèbres coupons « Snowshoe1 ».
Interrogée par l'Ottawa Journal, Mme Hutchison a déclaré ce qui suit au sujet de la qualité la plus importante d'un aéronaute :
« Un aéronaute, dit-elle, doit posséder la capacité infinie d’énergie. Voilà la qualification la plus importante. Ensuite, bien sûr, il doit avoir les idées claires et une volonté de fer. Tout ce que je sais sur la montgolfière m'a été enseigné par mon mari, qui œuvre dans ce domaine depuis dix-sept ans et qui est connu comme l'aéronaute le plus prudent d'Amérique.»
Malgré la capacité infinie de Hutchison à prendre des précautions, il rencontra quelques problèmes avec son ballon quelques jours plus tard, comme l'a rapporté le Citizen :
« Le ballon du professeur Hutchison a connu un léger accident. L'énorme sac de gaz n'avait pas été équilibré correctement et, une fois que son occupant eut quitté sa position périlleuse à l'intérieur de l’enveloppe, le ballon ne parvint pas à se retourner et s'éleva sur des kilomètres le long de la rivière des Outaouais. L'accident a été causé par la chute imprévue d'un des sacs de sable avant la descente de l'aéronaute. »
Après que Hutchison eut sauté en parachute, le ballon dérive vers le nord au gré du vent, pour finalement atterrir sur le champ de tir près de Rockcliffe, où les soldats le sécurisent. Cependant, les soldats se mettent d’accord pour remettre le ballon à M. Willis, l'assistant de Hutchison, qui suivait le ballon en voiture, contre une rançon de 5 dollars, ce qu'il refuse de faire. Finalement, la Central Canada Exhibition Association intervient et récupère le ballon rançonné pour Hutchison.
1 Les coupons étaient en forme de raquette de neige arborant les différentes marques de tabac
1909 - Les débuts d'un échec
Même si Ottawa ne verra pas d’aéronef plus lourd que l'air avant la fin de l'été 1911, cela ne signifie pas que les gens d'Ottawa ne sont pas sympathiques à l'égard de ce Nouveau Monde aéronautique. En juillet 1909, l'année même du premier vol motorisé, contrôlé et plus lourd que l'air au Canada à Baddeck, en Nouvelle-Écosse, un citoyen allemand du nom de George Lohner arrive à Ottawa. Il réussit à escroquer des fonds d'un syndicat d'hommes d'affaires locaux pour construire une machine volante motorisée plus lourde que l'air. De plus, selon son inventeur, elle serait encore meilleure que le Silver Dart de McCurdy. Le 19 juillet 1909, l'Ottawa Citizen publie un article sur ce sujet :
« Ottawa pourrait bientôt devenir le théâtre d'expériences intéressantes dans le domaine de l'aviation, si les plans de M. Geo. Lohner, un inventeur allemand qui se trouve actuellement dans la ville, aboutissent à des résultats satisfaisants. M. Lohner a été reçu par un journaliste du Citizen au New Arlington Hotel et a montré une médaille qui, selon lui, lui a été décernée par l'Aero Club d'Allemagne. Il n'est pas très à l'aise en anglais, mais pour autant que l'on puisse en juger, il affirme avoir conçu ses propres plans pour apporter des améliorations à la construction des avions qui sont utilisés à l'heure actuelle. Selon lui, la nouveauté réside dans la conception de l’axe de propulsion, qui permet aux moteurs d’être bien dégagés, donc adaptés aux longs vols. Il affirme également que son appareil peut être parcouru sur toute sa longueur sans nuire à sa stabilité. Ainsi, les opérateurs ne seraient pas confinés à un seul siège comme c'est le cas actuellement. Il garde avec lui un petit modèle qui explique le fonctionnement de la machine. Il est probable qu'il restera quelque temps dans la ville. »
Un jour plus tard, l'Ottawa Journal écrivait que Lohner :
A CONSTRUIT UN DIRIGEABLE
Affirmant avoir maîtrisé l'aviation, Geo. Lohner, un inventeur allemand, installé au New Arlington Hotel, Wellington Street, souhaite intéresser des investisseurs canadiens à la fabrication d'un aéronef de sa propre conception qui, selon lui, est la machine volante la plus parfaite jamais lancée. Lohner prévoit que la fabrication de l'avion comprendra des importantes caractéristiques commerciales et il a fait breveter certaines parties de sa machine. »
George Lohner arrive pour la première fois au Canada autour de 1906 et apparaît dans un recensement canadien à Winnipeg en juin de cette année-là. Il est inscrit comme locataire à l'adresse qu'il a indiquée. Il précise également qu'il est âgé de 31 ans. Puis, en 1908, il apparaît dans la liste des passagers du paquebot SS Montréal du Canadien Pacifique, le 15 novembre 1908, arrivant au Canada depuis Anvers. Il y est mentionné comme Allemand et comme « Résident canadien de retour au pays », et se dit ingénieur. Rien n'indique sur Internet qu'il ait remporté des médailles pour avoir volé en montgolfière ou même qu'il ait réussi à voler auparavant.
Succès assuré, non ?
Grâce à une pauvre maîtrise de l’anglais et à ses signes de la main, maquette en appui, Lohner réussit à obtenir des fonds d'un groupe d'hommes d'affaires locaux dirigé par le Dr Mark G. McElhinney. Leur influence lui permet de se servir de la salle d'exposition des machines du parc Lansdowne afin de construire son engin - et un engin qui s'avérera certainement invraisemblable. Il déclare également aux journalistes qu'il l’achèvera en un mois.
Un article paru le 11 août 1909 dans l'Ottawa Journal montre à quel point George Lohner a arnaqué les hommes d'affaires et les journalistes locaux. L'article cite Lohner déclarant qu’il fabriquera tôt ou tard un avion :
« Tôt ou tard, il fabriquera à Ottawa autant de dirigeables que les plus grandes usines automobiles produisent d’automobiles. »
« Lohner est un aéronaute allemand qui a remporté de nombreuses médailles dans son pays pour les exploits qu'il a réalisés en pilotant des ballons dirigeables de sa propre invention. Il n'a pas encore effectué de vol au Canada avec son dirigeable, mais il dit avoir fait plusieurs vols dans son pays d’origine. »
« Mon invention va révolutionner le monde de l'aéronautique », a déclaré l'inventeur.
Pas tout à fait.
En rétrospective, Lohner construisait en fait une réplique d'un avion en papier, en toile et en chêne de 18 mètres de long, et sa démonstration du modèle dans les bureaux de l'Ottawa Journal semble le confirmer :
« Lohner protège son invention avec beaucoup de zèle. Hier [10 août 1909 - ndlr], il s'est présenté au bureau du Journal et a souhaité publier un article concernant la machine qu'il s'efforce de perfectionner depuis douze ans. [L’hyperbole était l'un de ses outils - ndlr] Il avait avec lui la maquette du dirigeable. Accompagné d'un journaliste, il s'est retiré dans une pièce et y a fait une démonstration de l’efficacité de sa machine. La maquette, lancée par son inventeur à la manière d'un dard, voguait gracieusement dans la pièce et se posait gracieusement sur le sol. En ajustant les ailes du petit appareil, il pouvait se déplacer vers le haut, vers le bas ou effectuer un cercle. Le modèle a été construit à l’aide du fil d'acier et du papier.
En octobre, le Journal rapportait que Lohner prétend :
« ... [qu’il] fêtera Noël en naviguant, aller-retour, son appareil depuis le terrain de l'Exposition jusqu'à Pointe Gatineau, en passant par les édifices du Parlement. [Une distance d'environ 20 kilomètres - ndlr]. Lohner précise qu'il emportera avec lui plusieurs passagers. Le travail sur sa machine avance bien et il a déjà terminé le fuselage ».
Dès la fin novembre, Lohner n'habite plus dans le minable New Arlington Hotel, mais dort et mange dans Machinery Hall, salle non chauffée, du parc Lansdowne, travaillant apparemment 18 heures par jour sur sa machine volante. En riant, il dit à tout le monde « que l'heure et le lieu du départ du premier vol sont tenus secrets ».
En février 1910, Lohner affirme que le premier vol aura lieu sur la rivière des Outaouais en mars.
Le Journal rapporte :
« Les premières intentions du consortium soutenant Lohner prévoyaient d'équiper la machine d'un moteur et de gouvernails avant d'en faire l'essai. Mais là les plans ont été modifiés [lire : les bailleurs de fonds commençaient à avoir des soupçons - ndlr]. Au lieu de roues, le dirigeable est monté sur trois patins. Sur ces patins, l’appareil d’envergure sera trainé jusqu'à la rivière des Outaouais et, au bout d'un long câble, sera attaché à une automobile. Lohner prendra place dans la nacelle du dirigeable et s'occupera de la direction. L'automobile roulera à une vitesse de 50 km à l'heure. Les personnes intéressées par cette invention espèrent que cet engin voyagera gracieusement au gré des vents, car elles rêvent du jour où de grands appareils prendront leur envol ».
Lorsque la machine désormais appelée The Lohner No. 1 a vu le jour pour la première fois à la porte du hangar à machines du parc Lansdowne par une journée froide et brumeuse de mars 1910, elle était magnifique... à moins que vous ne connaissiez quelque chose à la conception aéronautique. Rien de ce qu'Orville et Wilbur Wright avaient étudié, calculé et quantifié pendant des années ne pouvait être décerné dans sa conception [du moins pas depuis le confort de ma chaise, plus de 100 ans plus tard- ndlr]. Il semble que Lohner ait construit un avion en papier de 20 mètres de long en chêne recouvert d’une toile épaisse huilée. Malgré sa taille, il paraissait extraordinairement fragile. De plus, l’avion ne semble profiter d’aucun profil aérodynamique quoi que ce soit.
Impatients pour une publicité et curieux de savoir si l'appareil de Lohner pouvait réellement voler, les investisseurs obligent Lohner à tenter un vol plané à bord de son engin. L'après-midi du 12 mars 1910, alors que le brouillard recouvre encore le parc Lansdowne, 400 à 500 Ottaviens se rassemblent pour apercevoir l'engin dont ils ont tant entendu parler. L'intention était de le remorquer derrière une automobile sur une glace voisine pour voir si l’appareil s'élèverait avant de se donner la peine d’y installer un moteur.
Quelques investisseurs se sont promenés sur la glace du canal Rideau, situé à proximité, et l’ont trouvée inappropriée pour y conduire une voiture lourde, et l'essai a été reporté. Le Journal poursuit en décrivant les détails de l’invention de Lohner :
« L'appareil de Lohner ne ressemble pas du tout au type d'engin aérien de McCurdy et Baldwin les hommes qui ont effectué le premier vol au Canada l'année précédente - ndlr]. Deux hautes toiles de forme triangulaire offrent à l'air une portance grâce à laquelle on espère le maintenir en vol. De nombreux dispositifs atypiques aux appareils volants ont également été testés".
Le Lohner No. 1, arborant les mots « THE LOHNER No. 1 OTTAWA, Canada » écrits en grand sur sa pièce centrale, a été repoussé dans le hangar le 12 mars, et sorti de nouveau le lundi suivant. Je laisserai la une de l'Ottawa Citizen expliquer ce qui s'est passé ensuite, car l'histoire telle qu'elle est écrite ressemble trop au scénario d'un cirque :
LE DIRIGEABLE LOHNER S’ABIME LORS UNE TEMPÊTE AU PARC LANSDOWNE
La machine est sortie du hangar, mais les patins se sont brisés et les efforts pour la tirer jusqu'à la piste de course ont connu un échec. Les conditions étaient mauvaises, mais l'inventeur et le syndicat d’investisseurs ne se sont pas découragés pour autant.
Le parc Lansdowne n’est pas un endroit propice aux engins aériens. On dirait un cirque ordinaire, avec un petit côté pathétique, qui s'y est déroulé ce matin lorsque, dans une tempête de neige aveuglante, une nouvelle tentative de lancement du dirigeable Lohner a été tentée, mais sans succès.
L'effort des capitalistes composant le syndicat soutenant l'inventeur pour diriger les opérations présentait l’aspect passionnant du spectacle et l'aspect pathétique était la figure solitaire du petit aviateur allemand [les journaux locaux ont souvent appelé Lohner « le petit Allemand ». Apparemment, il était handicapé et j'ai l'impression qu'il s'agissait d'une allusion à son handicap - ndlr] qui, jusqu'au dernier écrasement, a gardé la foi en son œuvre.
Déterminés à tester les capacités de vol de l'énorme machine aux airs de cerf-volant, un certain nombre d’investisseurs se rassemblèrent au hangar à 11 heures et, avec l'aide de Lohner, descendirent le dirigeable du mètre et 20 cm qui le séparait de la terre ferme. Et là, les problèmes ont commencé presque immédiatement.
Tout d'abord, l'un des patins sous la machine s'est replié et le dirigeable s'est brusquement incliné vers la droite. On y attache des haubans et, avec l’aide de quelques hommes, la machine s’est redressée. Mais ensuite, le patin du côté droit s’est déformé et la machine a basculé de nouveau. On y attacha des haubans sur ce côté et les hommes réussirent à maintenir le dirigeable debout sur le patin central sous l’appareil. Ce dernier s'avéra plus solide que les autres et il fut alors décidé de l'emmener sur la piste devant la tribune.
L'automobile d’E. H. Code [un membre du syndicat d’investisseurs - ndlr] fut réquisitionnée et attelée avec l'aide de la foule, pour ensuite la diriger vers la piste de course. Tout allait bien quand soudain, un bruit de déchirure se fit entendre à l'avant, et tout le plan avant fut scindé longitudinalement par un fil d'éclairage électrique qu’on n’avait pas repéré.
Le vent, qui soufflait fort, prend un nouvel essor et parvient presque à soulever le dirigeable du sol. Les hommes qui tiennent les haubans sont balayés à gauche et à droite et la confusion règne. On cria au conducteur de l'automobile de s'arrêter, ce qu'il fit avec une telle soudaineté que l’appareil au complet bascula lourdement sur la gauche et s'écrasa au sol emportant Lohner et deux de ses assistants.
Heureusement tous s’en sont sortis indemnes. On a alors attaché la voiture de soixante chevaux appartenant à M. Harry Ketchum [un concessionnaire automobile d'Ottawa - ndlr] et le voyage vers la voie ferrée a recommencé. En poussant et en menant une lutte acharnée, et en dépit d’une collision avec un arbre sur le chemin, l'immense machine a finalement été amenée jusqu'à la porte d'entrée de la piste.
L'automobile s’est rendue sur la piste en remorquant le dirigeable. L’appareil négocia facilement la pente jusqu'à la piste, mais lorsqu'il arriva à la porte d'entrée, il se bloqua fermement. Un coup sec a été donné et le dirigeable bascula vers la gauche, tout le côté se brisant sur la clôture d’un mètre et demi qui entoure le parcours. Ce fut le dernier effort, car après une consultation hâtive, la décision fut prise de renoncer aux essais et de ramener le dirigeable à son hangar, à une centaine de mètres de là.
Le demi-tour fut négocié sans autre incident, mais au moment où l'automobile commençait à tirer, le troisième et dernier patin se brisa en deux et l'ensemble de la structure s’effondra au sol. C'est là qu'elle est restée, car il était évident qu’il était inutile de s’efforcer à l’enlever de là durant la tempête.
Toujours soutenu par le syndicat des hommes d'affaires d'Ottawa, Lohner ramène son épave au hangar et ne compte pas les heures nécessaires pendant le reste de l'hiver et le printemps pour la réparer et la préparer pour un nouvel essai. Il continue à vivre dans le hangar d'exposition, souvent sans chauffage ni confort. Un article triste, mais sympathique paru dans l'Ottawa Citizen à la mi-juillet montre à quel point Lohner a souffert pour son invention :
...un marchand de la rue Sparks avait récemment constaté que Lohner manquait cruellement des nécessités de la vie et que sa famille lui avait fourni de la nourriture. Pendant l'hiver, dit-il, Lohner n'avait rien d'autre qu'un petit poêle à huile pour se réchauffer et, avec une maigre réserve de nourriture, on se demandait comment il parvenait à vivre dans ces conditions. « J'ai été très impressionné par la machine qu'il a construite… », a déclaré la source du Citizen, «…et je pense que nous devrions l'aider à réaliser son rêve. C'est le cas le plus impressionnant de dévouement d’un génie inventif jamais vu. Tout autre aurait abandonné, découragé, il y a des mois.»
Enfin, le 21 juillet 1910, l’engin est prêt pour une nouvelle tentative. Il s'agit du Lohner n° 2 [un choix numérique très pertinent - ndlr]. Cette variante du Lohner consistait d’un engin à roues. L'Ottawa Citizen en parle ainsi :
« Le dirigeable Lohner a effectué un vol très court ce matin vers 8h30, pour le plus grand plaisir des membres du syndicat, cependant, il est vrai que le vol n’était plus qu'un grand saut. »
Après un essai sur la route devant le hangar où la machine était en chantier, il a été décidé de l'attacher à l'arrière de la voiture de M. Code près de l'écurie. Remorqué ainsi, le dirigeable réussit un petit tour sur quelques centaines de mètres. Pour ce trajet, Lohner prit place dans le siège de pilote et dirigea l’appareil derrière la voiture sans incident.
Le succès de ce premier essai fut tel qu’on envisagea un autre essai si le temps le permettait, car un orage se présentait à l’horizon. On recula l’appareil pour une nouvelle tentative. Cette fois, M. Code atteignit une vitesse maximum de 16 kilomètres à l'heure et la machine s'éleva gracieusement à quelques mètres du sol. En ralentissant la voiture, l’appareil atterrit sans s’abimer ni blesser Lohner, qui occupait le siège de pilote lors de ce deuxième essai.
« Le petit Allemand était totalement ravi... »
Le Windsor Star a consacré une brève colonne à l'exploit de Lohner, résumant l’aventure de cette façon :
« Au bout de ses moyens, George Lohner, toujours persuadé d'avoir perfectionné ce qui s'avérerait être un dirigeable réussi, a remporté un triomphe mitigé hier matin lorsque sa machine, attachée à une voiture, s'est élevée à environ un demi-mètre du sol. »
Et voilà comment se termina le seul et unique vol du Lohner no 2.
Plus tard au cours de ce même été, lors de l'Exposition du Canada central, on exposa le dirigeable dans la salle Machinery où il vit le jour. Depuis, on installa sur l’appareil un moteur et une hélice, car les investisseurs, fascinés par le petit saut de juillet, ont payé les frais. Lorsqu'il était exposé, le moteur était souvent mis en marche moyennant 10 cents par adulte et 5 cents par enfant. On découvre donc une sorte de précurseur primitif des simulateurs de vol avec système de mouvement, selon l’expérience d’un visiteur à l’Exposition rapporté par The Citizen :
« on peut se rendre dans un coin tranquille du champ et profiter d'une balade dans un véritable avion soit, pas moins, celui de son vieil ami Herr Lohner. En effet, l’inventeur allemand, dont les expériences en matière d'aviation ont attiré l'attention des Ottaviens ces derniers temps fournit maintenant une imitation des plus réalistes d'un vol à bord de son biplan, sans aucun des dangers qui l'accompagnent. »
Et le lendemain :
« Le grand spectacle aéronautique de l'inventeur allemand Lohner avec sa machine volante attire de nombreux visiteurs à la foire. Lohner lui-même et un spieler [un animateur de cirque - ndlr] sont disponibles pour expliquer le fonctionnement de la machine. Hier, le moteur était en marche et de nombreux visiteurs ont accompli leur premier tour dans un dirigeable. Le grand biplan vaut certainement la peine d'être vu. L'hélice tourne en permanence et vous pouvez ressentir toutes les sensations d'un vrai vol en prenant place dans le fauteuil du pilote. »
À l'origine, Lohner avait promis que son appareil effectuerait des vols de démonstration après son exposition statique sur les champs de tir de Lansdowne, mais heureusement cela n’a pas été le cas. On raconte qu'après la foire, Lohner a mis le cap sur Montréal. En effet, il a laissé des factures impayées et a disparu avec son appareil. Les journaux d'Ottawa ne parlent plus de Lohner après la foire, et cette aventure embarrassante dans le monde de l’aviation semble avoir été balayée sous le tapis. Le « petit Allemand » a arnaqué les doyens de la ville, et peut-être lui-même, mais à Ottawa l'intérêt pour l'aviation ne faiblit pas.
Mon collègue Richard Mallory Allnutt a trouvé un mystérieux rapport d’un coroner datant de 1915 provenant de la communauté éloignée de Témiscaming, dans le nord de l'Ontario. Ce rapport fait état de la découverte d'un homme mort de froid dans une cabane forestière isolée. Le cadavre était celui d'un Suisse âgé de 37 ans, George Lohner. Le coroner a estimé que Lohner, qui était alors prospecteur, a rendu l’âme la veille de Noël 1915. Tout semble indiquer que Lohner soit mort tout en espérant de faire fortune.
Quelques mois plus tard un article paru dans The Ottawa Citizen le 14 mars 1916, six ans presque jour pour jour après la mésaventure de son appareil Lohner No. 1 au parc Lansdowne, rapporte les détails :
LOHNER, PILOTE DU « DIRIGEABLE » RETROUVÉ MORT
Un mystérieux inventeur qui avait suscité l'intérêt d'Ottawa est mort gelé dans la région de Porcupine
SOUTH PORCUPINE, ONT. 12 mars. Le mystère entourant la disparition de Paul Lohner [sic], prospecteur depuis quelques années dans le camp de Porcupine, mais aussi ancien inventeur, a été éclairci grâce à deux prospecteurs. En effet, Saint-Paul et Brown ont découvert son corps dans une cabane isolée de South Porcupine, et l’ont ramené en ville. Lohner n’avait donné aucun signe de vie depuis Noël, cependant les prospecteurs qui le connaissaient étaient d’avis qu'il était parti vers un nouveau district dans l'espoir de trouver de l'or sur des concessions situées à plusieurs kilomètres dans les bois. Sachant toutefois que Lohner n'emportait pas plus de deux semaines de provisions, ils se sont inquiétés de ne pas le voir revenir en temps voulu. Des équipes de recherche avaient été déployées à l’occasion, mais en vain, jusqu'à ce que Saint-Paul et Brown partent à sa recherche il y a quelques jours.
Comment les restes ont été trouvés
Il y a deux semaines, Saint-Paul a déclaré avoir vu un corps dans une cabane désaffectée et a signalé l'affaire à la police. Comme cette cabane se trouvait à plus de six kilomètres de la route que Lohner prévoyait d’emprunter, personne n'a songé à faire le lien entre sa disparition et cette nouvelle découverte. L'affaire a été signalée à la police provinciale, mais ce n'est que la semaine dernière que l'on a commencé à comprendre tous les éléments de l’histoire. Les deux hommes avaient été envoyés par M. G. H. Gauthier, registraire minier à Porcupine.
D'après l'histoire racontée par les deux hommes, il semble que Lohner, dont les concessions se trouvaient dans le canton de McArthur, avait apparemment quitté sa propre cabane pour retourner à South Porcupine et, lors d'une tempête, s'était trompé de sentier, perdant ainsi son chemin.
À Ottawa, il était bien connu
À une époque, il y a environ huit ans [sic], Paul Lohner [sic] faisait beaucoup parler de lui à Ottawa. Il était le constructeur de « l’aéronef » Lohner qui, à une époque, occupait une place sur la scène de l'exposition d'Ottawa. Lohner est né en Suisse et, à l'âge de sept ans, il est victime d'une mésaventure qui le laisse boiteux à vie. Il arrive à Ottawa sans un sou en poche, mais rêve de construire un avion. Il réussit à intéresser des investisseurs d'Ottawa qui l'aident à se procurer des matériaux. Il construit « l’aéronef », un engin rudimentaire d'une conception fantasmagorique, mais de nombreux essais au parc des expositions prouvent que l'invention n’arrive pas à quitter le sol. Les tests ont été effectués en attachant le fuselage, sans moteur, à une automobile qui roule à toute vitesse sur la piste devant la tribune. Après son échec, il quitta Ottawa pour Porcupine. Il abandonna ainsi une année de travail de forçat, où il endura presque nuit et jour la peine et la misère des privations tout en dormant sur le terrain à côté de son invention de peur de perdre les secrets de sa construction.
Une fin ignominieuse pour un homme qui osait faire de si grands rêves.